Depuis 1950, l’effort de pêche mondial est multiplié par 7.4. Dans la dernière vingtaine d'années, les captures n’augmentent plus, stagnant entre 80 et 100 millions de tonnes par an. Nous poussons l’effort et pêchons moins à chaque marée. La mer se vide et le rapport de l’IPBES1 nous montre que la pêche est la première cause de cet effondrement. Un tiers des stocks sont surexploités dans le monde selon les dernières statistiques de la FAO (rapport SOFIA). La biodiversité marine soutient une production halieutique et aquacole qui fournit 60 millions d’emplois directs. Le changement climatique selon la trajectoire actuelle, sera responsable à lui seul d’une diminution de 20% de la biomasse de poissons disponible. La migration de cette biomasse vers les pôles entraine un dépeuplement de la zone intertropicale souvent pauvre et largement dépendante de la pêche. En Afrique, 73% de la production halieutique est exportée hors continent (37% vers l’Europe), sans compter les captures faites sur place par les flottes étrangères via l’achat de droits de pêche.
Comment redresser la barre dans une telle situation ?
La pêche est une des dernières activités de "chasseurs cueilleur" dans laquelle nous récoltons directement le produit de la nature sans participer à sa production. Les pêcheurs partageant les mêmes ressources, il est indispensable qu'une règlementation soit appliquée pour éviter la fameuse tragédie des communs. Le principal problème de la pêche à l'échelle globale demeure l'activité illégale ou non règlementée. Pour les zones où une règlementation est effective, l'objectif est d'assurer le maintien de la ressource. Une définition de la durabilité des pêches largement utilisée est « Le Rendement Maximum Durable ». Ce RMD (Maximum Sustainable Yield en anglais) correspond à une maximisation des captures par stock sur le long terme. Dans cette approche, on cherche à faire produire et à prélever le plus de biomasse à chaque stock. Le calcul de seuils de captures permet de situer très concrètement l’état des ressources par rapport à cet objectif. Le RMD pilote la politique des quotas en Europe et dans de nombreux autres pays. Nous pouvons nous réjouir que le nombre de stocks l'atteignant augmente en Europe. Pourtant cette approche de la durabilité n'apparait plus suffisante. Appliquer le RMD revient en général à réduire le stock à un tiers voir un quart de sa biomasse potentielle. Le maintien des stocks exploités n’est qu’une étape vers la durabilité réelle. Ni l’environnement ni les effets d’interactions entre espèces ne sont pris en compte lors de cette troncature. Comment alors assurer l’équilibre de tout un écosystème et se prémunir de la chute brutale d'une ressource ? Nous présentons ici trois concepts pour nous aider dans cette réflexion : Les aires marines protégées (AMP), l’approche écosystémique des pêches (AEP) et la pêche-écologie. L’objectif de ces approches est d’inscrire la pêche dans un cadre soutenable à la fois pour la société et les écosystèmes.
Les aires marines protégées (AMP) visent à supprimer ou diminuer fortement les impacts anthropiques sur certaines zones en s'affranchissant notamment de la pression de pêche. Cette situation est évidemment bonne pour les écosystèmes eux-mêmes. Comme le rappelle Joachim Claudet du CNRS, les AMPs strictes bénéficient à la pêche des zones adjacentes, fonctionnant comme des réservoirs de biodiversité ; une solution difficile à accepter car elle stoppe l’accès à une ressource ayant jusqu'ici bénéficié à la société. Devant les résistances, on assiste à la mise en place d'AMPs nombreuses mais peu contraignantes dont les effets ne sont pas démontrés. Les AMPs deviennent ainsi des outils de gestion très critiqués pour leur coût de maintien alors que les bénéfices n’apparaissent pas toujours. Elles sous-entendent une hétérogénéité spatiale des niveaux de protections et donc une inégalité entre zones littorales. La fonction de certaines AMPs est détournée pour le profit de pays où d’activités autres que la pêche2. On parle de privatisation de ces zones. Soulignons que dans la situation actuelle, la présence d’AMPs strictes respectant leur première fonction est une garantie contre la désertification totale des océans.
L’approche écosystémique des pêches (AEP) présentée par Philippe Cury lors du colloque biodiversité marine est un concept émergeant dans les années 1990 et 2000. L’AEP intègre la biodiversité. Elle a pour but de réconcilier conservation et exploitation des espèces marines. L’exemple donné est celui du Benguela (Namibie et Afrique du Sud) où les stocks de petits pélagiques (5 Millions de tonnes d’anchois et sardines) se sont largement effondrés et furent remplacés par 12 Millions de tonnes de méduses. Ce changement de régime a abouti une perte de la pêche et des oiseaux marins ne pouvant plus se nourrir. Des photos d'importantes colonies de manchots prises en Afrique du Sud témoignent de ce glissement. L’AEP consiste à prendre en compte toutes les espèces qui dépendent ou interagissent avec l’espèce exploitée. Elle cherche à définir le seuil d’exploitation sous lequel toutes ces interactions sont maintenues. Ces seuils sont plus précautionneux que le RMD. Ils correspondent aux objectifs environnementaux européens théoriques d’un océan en bonne santé et productif. En Afrique du Sud, l’AEP est finalement mise en place en choisissant des indicateurs en fonction des données disponibles pour chaque espèce en collaboration avec toutes les parties prenantes, des pêcheurs aux ONG. L’association d’un maximum de parties est apparue comme principal facteur de réussite de cette politique. L’AEP est un outil applicable à des situations sociales où la stabilité est installée et où existe une volonté de consensus. Les indicateurs de l’AEP ne sont pas définis une fois pour toute. Ce travail est à faire pour chaque écosystème.
Dans ce contexte d’AEP, on peut espérer une pêche précautionneuse dans 100% des océans. À l’image de l’agroécologie ou de la permaculture, la pêche-écologie, introduite par Didier Gascuel consiste à chercher le maintien d'une pêche respectueuse de la ressource. Elle préconise en particulier de prendre en compte les niveaux trophiques dans la répartition de l'effort. Les seuils de prélèvements sont ainsi plus faibles que ceux fixés par une approche RMD pour garantir la capacité de chaque stock à assurer sa fonction dans l’écosystème en préservant une part de la partie productive à destination des interactions trophiques. Dans cette approche, les engins de pêche les plus sélectifs sont favorisés (ligne, nasse, casier) pour éviter les captures accidentelles et les rejets. Cela passe par l’arrêt des subventions de la pêche qui réduirait en théorie celle-ci aux activités de pêche vivrières indispensables. Le risque à court terme est l'arrêt de nombreuses entreprises de pêche industrielles qui alimentent le marché des produits de la mer avec des volumes importants pour un faible coût grâce à une grande efficacité. Cela aboutirait à une raréfaction des produits sur les marchés alors que la demande augmente. Une forte hausse des prix dans un marché mondialisé conduirait à faire du poisson un met de luxe inaccessible pour la majorité de la planète. Dans la situation actuelle, cette solution est une autre garantie du maintien de la biodiversité et présente l’avantage d’une probable augmentation du nombre d’emplois directs fournis par les ressources halieutiques. Localement, elle promet un bénéfice aux populations littorales développant une activité de pêche.
On peut retenir qu’il n’existe pas de solution miracle au déclin de la biodiversité marine. La règlementation de la pêche est le levier le plus puissant. Elle est indispensable pour maintenir la ressource et l’activité elle-même. Conserver les écosystèmes implique de redéfinir la notion de pêche durable. Les concepts élaborés dans ce sens démontrent leur efficacité de manière locale et les réussites documentées s’appuient sur des connaissances ciblées. Elles doivent être déployées. La mise en place de politiques performantes demande une mobilisation généralisée des acteurs.
1 Voir 8. Le Giec de la biodiversité
2 Voir 7. Les petits pays insulaires