To deal or not to deal
Mardi soir, Caroline Roose organisait un nouveau webinaire sur le sujet sensible du moment, le Brexit et ses impacts sur la pêche et l’environnement marin. Alors que les règles de la Politique Commune des Pêches (PCP) s’appliquent jusqu’au 31 Décembre 2020, date marquant la fin de la période de transition dont bénéficie le Royaume-Uni pour sortir de l’Union européenne, les négociations vont bon train et un certain nombre de désaccords subsistent. Alors que Donald Trump, proche de Boris Johnson, a laissé sa place à Joe Biden, que Downing Street s’est détachée des « hard Brexiters » tels que Dominic Cunnings et que la Covid-19 suspend depuis jeudi les négociations entre les représentants des deux camps Michel Barnier et David Frost, où en est le « deal » ? Pour en parler, Justine Guiny, du bureau Europe de BirdLife, Sarah Denman, juriste au sein de l’ONG ClientEarth, Stéphane Pinto, patron pêcheur à Boulogne-sur-Mer et porte-parole des fileyeurs des Hauts-de-France et Philippe Lamberts, député européen du groupe Verts/ALE ont répondu à l’invitation de Caroline Roose.
« Une rupture totale ne serait pas très intelligente »
Le point chaud et emblème de cet accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne est la pêche. Londres veut conserver un libre accès au marché européen, mais aussi tous les droits de pêche dans ses eaux, et c’est là que ça coince. La situation est inacceptable pour bon nombre de pêcheurs européens et notamment français. Les risques de concurrence déloyale d’un « no deal » et les accords bilatéraux que le Royaume-Uni compte ratifier fragiliseraient l’Europe. Selon Philippe Lamberts, « une rupture totale ne serait pas très intelligente », car les Britanniques ont besoin d’écouler leur marchandise, d’autant plus, selon Sarah Denman, qu’ils ont tendance à ne pas manger leur propre poisson. Ajoutons à cela que l’Union européenne n’acceptera pas un libre accès sans contrepartie, qui devra venir des deux côtés si l’on veut éviter le « no deal ». Un des leviers pour faire pencher la balance en faveur d’un accord serait d’autoriser l’accès au Royaume-Uni au marché de l’énergie contre l’accès à leurs zones de pêche, économiquement moins important. « Si accord il y a, Boris Johnson aura renoncé à un certain nombre de ses lignes rouges ».
L’inquiétude est forte du côté des pêcheurs européens. Pour certains bateaux des Hauts-de-France, les eaux anglaises représentent jusqu’à 100% de leur activité de pêche, 75% en moyenne. Dans le cas où aucun accord ne serait trouvé, les pêcheurs industriels seraient plus susceptibles d’être impactés, car passant plus de temps dans les eaux anglaises. Pour Stéphane Pinto, une explosion du chômage est à craindre et les subventions ne sont pas une solution sur le long terme. « On subit déjà le Covid de plein fouet ». Un accord permettrait d’éviter « les batailles navales entre flottilles » ajoute-t-il. Les contentieux viendraient du fait que l’Union européenne base cet accord sur la PCP, et donc le Rendement Maximum Durable (RMD), qui auraient selon lui incité les Anglais à quitter l’Union européenne car basés uniquement sur la ressource. Le Brexit serait alors l’occasion de relancer une nouvelle PCP, convenant à la fois aux Européens et aux fraichement sortis de l’union, et qui protégerait à la fois l’environnement et la ressource.
« La coopération est essentielle car les poissons ne connaissent pas de frontières »
Un autre sujet de désaccord est la lutte contre la surpêche. Comme le rappelle Justine Guiny, le débat se focalise sur les aspects économiques, alors que « cette discussion porte avant tout sur le vivant ». Le projet de loi sur la pêche voté par le Royaume-Uni début Septembre est en effet très controversé par les Européens, qui y voient là des risques d’effondrement des stocks. Sarah Denman explique que rien dans ce texte de loi ne prévoit l’arrêt de la surpêche d’ici à 2030, comme le spécifie l’Objectif de Développement Durable n°14. La loi britannique traite tout de même des captures accidentelles et du changement climatique. Une ambiguïté qui met en lumière la volonté du Royaume-Uni de s’octroyer une flexibilité maximale au niveau de ses pêches tout en se positionnant « en tant que leader de la protection de l’environnement », comme le confirme sa signature du « Leader’s Pledge for Nature (1)». Un projet de loi bien accueilli, donc, par la population britannique en règle générale, mais qui ne rassure pas jusque dans ses propres rangs de pêcheurs artisans, eux-aussi préoccupés par l’absence d’obligation juridique à pêcher de manière responsable. « Les poissons ne connaissent pas de frontières », et une mauvaise gestion des ressources dans les eaux anglaises aurait inévitablement de graves conséquences pour tous les pêcheurs, y compris britanniques, de la mer Celtique, de la Manche et de la mer du Nord. Rappelons que ces zones de pêche de l’Atlantique Nord-Est sont déjà durement touchées par la surpêche et que le Royaume-Uni et l’Europe partagent une centaine de stocks de poissons, et donc les mêmes écosystèmes. L’association BirdLife, représentée par Justine Guiny, appelle ainsi le Royaume-Uni et l’Union européenne à suivre les recommandations scientifiques du Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM) et à guider le Brexit par les Objectifs de Développement Durable et l’Accord de Paris. « Le secteur de la pêche dépend d’un environnement en bonne santé ».
Alors qu’il ne reste qu’une quarantaine de jours aux deux camps pour s’accorder sur les conditions de ce Brexit, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se voulait vendredi dernier optimiste et considérait que des « progrès » avaient été faits ces derniers jours, même s’il « reste encore beaucoup de travail ». Quelle que soit l’issue des négociations, le Royaume-Uni cessera d’appliquer les normes européennes à compter du 1er Janvier 2021.
(1) Le Leader’s Pledge for Nature prévoit 30% d’aires marines protégées (AMP) d’ici à 2030, correspondant donc aux objectifs de l’Union européenne d’arriver à 30% de ses eaux sous statut d’AMP dont 10% strictes d’ici à 2030
Pour aller plus loin : https://www.capital.fr/economie-politique/brexit-le-parlement-europeen-refuse-de-payer-le-prix-du-jeu-de-boris-johnson-1386648